, Écrivain, Poète, Artiste
 
 
Écrits sur Isabelle Lartault
 
 
Paru dans le n°5 ("Pastiches, collages et autres réécritures") de la revue littéraire Formules d'avril 2001.

Littérature en kit

Jan Baetens

Les Grandes Occasions est une entreprise qui relève à la fois (mais est-ce vraiment une contradiction?) du minimalisme et de la démesure, de la contrainte réduite à l'une de ses formes les plus pures et d'un excès étroitement surveillé (et pour cela même diablement efficace). Le livre d'Isabelle Lartault propose 20 x 9 variations (puis, tout à la fin du livre, une nouvelle série de 9 qui exhibe la trame commune à chacune des séries) sur un texte de deux feuillets, rigoureusement présentés en belles et fausse pages et foliotées de manière identique à l'intérieur de chaque ensemble de neuf textes (les numéros de pages impairs se trouvant à chaque fois à gauche et les numéros pairs à droite, comme pour marquer dès le seuil du texte la distance prise par rapport à l'architecture conventionnelle du livre). Chaque double page est composée de six paragraphes, que réunit le fil rouge de la 'grande occasion' : le Jour de l'An, Pâques, un mariage, une naissance, des funérailles, etc., tout en obéissant invariablement au même schéma: d'une occurence à l'autre, les paragraphes ne présentent que d'infimes variations (un de ces paragraphes reste même quasiment identique d'un bout à l'autre du volume). De plus, même là où les paragraphes se transforment malgré tout, les modifications sont toujours très réduites et strictement localisées aux mêmes endroits du pavé imprimé (ce qui perturbe également, par la lecture non-linéaire qui se voit ainsi encouragée, le parcours traditionnel de l'objet-livre).
Le résultat obtenu est illisible au sens convenu du terme, mais il devient fascinant pour peu que l'on accepte de sacrifier la lecture linéaire, ici forcément répétitive et agressivement monotone, et que l'on accepte de lire le volume 'en filigrane', c'est-à-dire en confrontant et en comparant les reprises de chaque cellule. tant à l'intérieur des divers ensemble des neuf 'grandes occasions' qu'à l'intérieur du volume tout entier. L'envoutement qui s'en dégage et le plaisir qu'on en retire sont doubles : d'une part, l 'effet jubilatoire qu'induit la reconnaissance d'une structure infiniment redite où répétition et différence se tiennent en équilibre; d'autre part, l'appel à l'écriture et à l'invention que fomente inévitablement la reconnaissance d'une forme fixe, qui n'arrête le texte que pour mieux pousser le lecteur à en poursuivre l'écriture par ses propres moyens, quitte à changer bien sur les règles du texte en question.
Ajoutons enfin que le livre d'Isabelle Lartault ne manque pas d'humour, souvent d'ordre autoréflexif, par exemple quand l'auteur termine chaque double page (lue donc 180 fois !) par les mots: "et très exceptionnel". Les Grandes Occasions poussent la littérature combinatoire à une certaine limite, mais non toutefois sans permettre à son lecteur de lui-même en dépasser les contraintes.
 
 

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